Conversation d’Ulysse avec les ombres
Pendant qu’Ulysse conversait avec Tirésias, la rumeur de son arrivée aux enfers s’était répandue parmi les ombres. Nombreuses, elles accourent, alors que Tirésias s’éloigne. La première à se présenter confirme, par sa seule présence, l’une des prédictions que vient de formuler le devin : c’est l’âme d’Anticlée, la mère d’Ulysse. Il s’étonne et s’afflige en la voyant. Il s’enquiert des circonstances de son décès.
— Je suis morte de vieillesse, et surtout du chagrin que me causait ton absence, lui répond sa mère.
Elle lui donne ensuite des nouvelles de sa famille.
— Ton père, Laërte, est bien fatigué. Il s’est retiré dans sa petite maison de campagne et s’occupe de son jardin ; il n’apparaît plus jamais au palais. Ton épouse, Pénélope, t’attend toujours ; malgré l’absence de nouvelles, elle ne veut pas croire à ta mort ; mais de nombreux prétendants lui font la cour et la pressent de se remarier. Quant à ton fils Télémaque, il est encore bien trop jeune pour pouvoir imposer son autorité.
Ulysse veut embrasser sa mère, mais les ombres n’ont plus de substance, et ses bras n’étreignent que le vide. Anticlée s’éloigne et disparaît dans la foule.
L’ombre d’Achille apparaît alors à Ulysse. Il est aussi beau que de son vivant, mais son expression est triste. Il se plaint à Ulysse d’être mort trop jeune et de mener désormais, au royaume des ombres, une existence sans but et sans gloire. Ulysse cherche à le consoler :
— Tu as été le plus glorieux des guerriers grecs, à Troie, et maintenant encore, aux enfers, tu restes le plus illustre. Mort, tu connais maintenant la paix, alors que moi, vivant, je suis accablé d’épreuves et de souffrances.
— À quoi me sert désormais ma gloire ! répond Achille avec amertume. Il vaut mieux être un vivant obscur qu’un mort célèbre. Ne te plains pas de tes souffrances, Ulysse ; si malheureux que tu sois, n’en livre pas moins ton âme aux plaisirs simples que chaque jour apporte et réjouis-toi d’être vivant.
Achille demande alors à Ulysse des nouvelles de son fils Pyrrhus.
— Ton fils est venu, après ta mort, nous rejoindre à Troie. Il s’y est comporté en héros et a joué un rôle décisif dans notre victoire.
Emporté par son désir de consoler Achille, Ulysse ne craint pas de forcer un peu la note :
— Pyrrhus n’est pas seulement, depuis ta mort, le plus beau, le plus vaillant et le plus fort des rois grecs, il est aussi l’un des plus sages ; dans nos conseils, ses avis étaient écoutés avec autant d’attention que ceux de Nestor et de moi-même. Il a quitté Troie en même temps que moi et doit être maintenant de retour dans son pays.
Achille s’éloigne, le cœur content.
À quelques pas de lui, Ulysse aperçoit l’ombre d’Ajax, qui semble hésiter à s’approcher. Ulysse l’appelle, l’invite à la réconciliation :
— De ton vivant, lui dit-il, nous avons été des rivaux. Nous nous sommes affrontés durement. Mais j’ai toujours eu de l’estime pour toi. Je regrette les conflits qui nous ont opposés. Oublie ta rancune, faisons la paix.
Mais Ajax n’a pas pardonné à Ulysse de s’être fait attribuer les armes d’Achille. Il lui jette un regard sombre et s’éloigne sans lui répondre.
Agamemnon apparaît alors aux yeux d’Ulysse.
— Quoi, s’écrie celui-ci, toi aussi tu as quitté le monde des vivants ? As-tu péri dans quelque glorieux combat contre des géants, ou victime d’une tempête déchaînée par Neptune ?
— Hélas ! lui répond Agamemnon, je suis mort sans gloire, assassiné lâchement par une femme infidèle.
Il raconte à Ulysse les circonstances de son retour et de sa mort.
— Si tu reviens un jour à Ithaque, lui dit-il en guise de conclusion, je te conseille d’être prudent ; débarque incognito sur ton île, et informe-toi soigneusement de la situation avant de te faire connaître. Car, crois-moi, il faut se méfier des femmes : mon expérience le prouve.
« Elle prouve surtout, observe Ulysse, qu’il faut se méfier des peignoirs sans manches. »
Mais voici que, par dizaines, les âmes des défunts accourent vers Ulysse, se pressent autour de lui, l’accablent de leurs questions et de leurs plaintes. Débordé, saisi de panique, Ulysse prend la fuite, saute dans la barque de Charon, traverse le Styx et remonte vers la lumière du jour.
« Achille a raison, se dit-il : les soucis des vivants valent mieux que les regrets des morts. »